Attentats terroristes du 11 septembre : « Quinze ans après, on comprend moins bien cet évènement »

Il y a quinze ans jour pour jour, les attentats terroristes les plus meurtriers jamais perpétrés frappaient les Etats-Unis, faisant 2 977 morts et plus de 6 000 blessés. Cet événement, essentiel pour appréhender le monde des années 2000, est ici analysé par trois spécialistes. Ils nous expliquent ce que, plus d’une décennie après, il faut savoir sur le 11 septembre 2001 et notre monde d’aujourd’hui. Entretiens.

Alexandra de Hoop Scheffer est politologue, directrice du think tank transatlantique The German Marshall Fund of the United States, spécialiste de la politique étrangère américaine et des relations transatlantiques, co-rédactrice en chef de la revue Politique américaine.

François Jost est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Il est notamment auteur de l’article « Les images du 11 septembre sont-elles des images violentes ? » (in La terreur spectacle, éditions de Boeck) et de Pour une éthique des médias : les images sont aussi des actes (qui sortira le 16 septembre aux éditions de l’Aube).

Elisabeth Vallet est directrice scientifique à la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques et professeure associée au département de géographie de l’université du Québec à Montréal.

RFI: L’histoire du 11-Septembre, c’est aussi l’histoire de chacun. Tout le monde sait où il était ce jour-là et comment il a appris la nouvelle de l’attentat. Pourquoi cet attentat est si emblématique du terrorisme mondialisé ?

Alexandra de Hoop Scheffer : Le terrorisme est par définition mondialisé, transnational et de fait aucune société n’est épargnée. Le 11-Septembre est la manifestation parfaite de la « guerre asymétrique » imposée par un groupe terroriste à la plus grande puissance du monde, les Etats-Unis. Rappelons que le World Trade Center avait déjà été la cible d’une tentative de dynamitage par al-Qaïda en février 1993, et que les Etats-Unis n’en ont pas tiré les leçons. Al-Qaïda émerge à la fin des années 1990 comme la première organisation terroriste à vocation mondiale, et les attentats du 11-Septembre seront la manifestation de cette évolution. C’est l’attaque sur le sol américain, au cœur des institutions et des symboles américains, qui constitue la nouveauté. Et son hypermédiatisation a contribué à ce que tout citoyen du monde se sente concerné et touché.

François Jost : C’était bien sûr un attentat qui détruisait quelque chose de symbolique, mais le 11-Septembre était aussi fait pour les images et cela a joué pour sa médiatisation. Les terroristes savaient que cela allait faire une breaking news et interrompre les programmes. Car les deux tours étaient dans le champ de la caméra de CNN. Les terroristes ont joué du dispositif télévisuel américain. Et le problème, c’est que les images du 11-Septembre n’étaient pas horribles. On aurait voulu que ces images soient horribles. Il y a eu presque 3 000 morts. On a oublié ce chiffre, c’est complètement effroyable. Mais on ne peut même pas le voir, car ce sont de belles images, elles sont même dans des génériques d’émissions. C’est cela, le plus horrible, c’est se dire que l’on peut trouver belles des images qui cachent une vérité que je sais horrible. Car il y a quelque chose d’indécent dans cela.

Elisabeth Vallet : Et le 11-Septembre représente certainement un tournant dans la façon de faire un attentat. On savait que Tom Clancy [romancier américain] avait imaginé qu’on pouvait écraser des avions contre des bâtiments aux Etats-Unis, mais je pense que l’on n’avait pas imaginé que cela se produirait réellement. L’aspect spectaculaire et novateur de l’outil, de l’avion utilisé comme arme, a probablement joué. Et sur la question de la « guerre asymétrique », on a beaucoup fait la comparaison avec ce qui s’est passé avec Pearl Harbor. Mais Pearl Harbor, c’était une scène ultra-réaliste de realpolitik, avec deux Etats en cause. Le 11-Septembre, c’était vraiment symptomatique d’une nouvelle ère car les Etats-Unis étaient dans une posture de rivalité avec al-Qaïda, qui n’était pas un Etat. C’était l’avènement de ce que l’on avait vu se construire dans les années 1990, le fait que c’était les individus et les entités non-étatiques qui prévalaient sur la scène internationale.

Et comme ce sont les Etats-Unis qui sont attaqués, cela a remis en question le statut de superpuissance de ce pays sur la scène internationale.

A.H.S. : Les attentats du 11-Septembre ont fait basculer les Etats-Unis dans l’ère « après-après-guerre froide », qui coïncide, il est vrai, avec la remise en question du statut d’hégémon américain sur la scène internationale. Après une décennie post-guerre froide d’hyperpuissance et d’hyperconfiance américaines (1991-2001), la décennie qui suit le 11-Septembre se caractérise par une série de revirements stratégiques et une crise profonde de confiance des Etats-Unis dans leur propre puissance.

E.V. : Peut-être que justement, l’erreur a été d’imaginer un monde unipolaire alors que le monde était beaucoup plus multipolaire, voire apolaire qu’on ne le croit. On a construit, dans les années 1990, un certain nombre de fictions, comme celle d’un monde unipolaire, d’un monde sans frontières ou encore d’un super-gendarme omnipotent, ce qui n’était pas le cas. La superpuissance américaine reste une hyperpuissance, mais le 11-Septembre a invalidé un certain nombre de fictions que l’on avait créées dans les années 1990.

On dit souvent que le 11-Septembre nous a fait entrer dans le XXIe siècle. Est-ce qu’il y a un avant et un après 11-Septembre ? Qu’est-ce qui a définitivement changé avec le 11-Septembre ?

F.J. : Depuis 2001, certains actes, à la fois dans la réalité et la fiction, sont complètement motivés par ce qui s’est passé le 11-Septembre. La torture, par exemple, à Guantanamo a été justifiée, par les responsables politiques, par le 11-Septembre. Cela se voit aussi dans la fiction, où les personnages ont des comportements parfois plus que limites, mais toujours au nom de ce qu’il y a eu le 11-Septembre. Et donc Barack Obama a dit, il y a quelques mois, que Guantanamo, ce n’était moralement pas bien, mais qu’il ne fallait pas être moralisateur et que, finalement, la situation exigeait ce genre de choses. Dans le débat moral, les choses ont changé. Aujourd’hui, les Américains mettent en avant, encore plus qu’auparavant, une morale utilitariste plus que déontologique.

A.H.S. : Le 11-Septembre a aussi changé l’ordre des priorités au sein des sociétés occidentales : désormais, la menace terroriste sera perçue comme la première des menaces. La nouveauté est donc essentiellement dans la perception de la menace terroriste, non dans son existence, qui était bien antérieure au 11-Septembre, ou sa mise en œuvre concrète.

F.J. : Ce qui est terrible aussi, c’est qu’on a pensé que le 11-Septembre était une sorte de paroxysme. Mais on s’est aperçu qu’on était en fait entrés dans une ère d’attentats. Le 11-Septembre a été une rupture, car on a vu tout d’un coup comment une organisation terroriste venait frapper un pays qu’on pensait à l’abri de toute guerre sur son propre terrain. Cela a été une sorte de traumatisme. Et malheureusement, aujourd’hui, on n’est plus dans ces coupures-là, parce qu’on est rentré dans une quotidienneté de l’attentat. C’est quelque chose qui est assez unique. En France, les 7 et 9 janvier 2015, on a eu quelque chose du même genre avec l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, mais on s’est aperçu que non, il y a eu le 13 novembre, puis le 14 juillet à Nice.

Après les attentats, George W. Bush a, semble-t-il, bénéficié de la part du Congrès d’une forme de liberté pour agir. Est-ce qu’on peut parler alors d’unité nationale ? Qu’est-ce qu’il reste de cette unité dans les Etats-Unis d’aujourd’hui ?

E.V. : La cote de popularité de Bush était au mois d’août précédant les attentats assez médiocre. C’était un président qui manquait de légitimité. Au lendemain du 11-Septembre, les choses ont changé, les taux d’approbation ont été absolument époustouflants. Et même jusqu’au printemps 2003, au moment où Dominique de Villepin a dit que la France ne soutiendrait pas les Etats-Unis, le consensus était très fort. Il y avait des dissensions par rapport à la guerre en Irak, mais on sentait quand même que le soutien au président, le ralliement autour du drapeau, étaient extrêmement forts. Et cela a probablement duré jusqu’à l’ouragan Katrina en 2005, paradoxalement un événement de politique intérieure.

A.H.S. : La formule « Vous êtes avec nous ou contre nous » employée par l’administration Bush ne s’adressait pas seulement aux alliés et aux adversaires des Etats-Unis, mais aussi à tous les Américains. La ferveur patriotique issue du 11-Septembre a étouffé les voix dissidentes dans l’espace médiatique et politique. L’opinion américaine, d’abord très favorable à la politique de George W. Bush, s’est ensuite faite plus critique, face aux revirements en Irak et en Afghanistan, et à la montée de l’antiaméricanisme partout dans le monde. Dès le deuxième mandat de Bush, une majorité d’Américains affirmaient que l’Irak avait été la plus grosse erreur de toute l’histoire des Etats-Unis et plusieurs personnalités politiques américaines se sont exprimées contre les bavures de la politique de Bush. Barack Obama remportera les élections présidentielles de 2008 avec comme thème principal le retrait des troupes américaines d’Irak et le renouveau de leadership américain, en sortant du tout-militaire.

E.V. : Mais l’élection de Barack Obama a finalement beaucoup divisé les Américains sur le plan identitaire. On a vu l’émergence du Tea Party, de toutes les théories du complot sur le fait que les démocrates voudraient priver les gens de leur droit à porter des armes. Tout ce complotisme, toutes ces peurs montrent à quel point aujourd’hui les Etats-Unis sont extrêmement divisés. Et le discours de Donald Trump contribue à élargir ces lignes de fracture. Aujourd’hui, il ne reste donc plus grand-chose de cette unité, de ce ralliement autour du drapeau. Mais ce ralliement se fait aussi de manière ponctuelle en période de crise. S’il y avait une nouvelle crise, est-ce que cela arriverait de nouveau ? Peut-être. C’est difficile de voir à quel point les mythes fondateurs des Etats-Unis, comme le melting pot ou le rêve américain, ont survécu à ces quinze ans après le 11-Septembre. Parce qu’on a l’impression justement que la crise identitaire américaine est extrêmement profonde.

L’attentat du 11-Septembre a rapidement créé une émotion très vive. Dans ce genre d’événements, la compréhension vient beaucoup plus tard. Qu’est-ce qu’on comprend mieux, quinze ans plus tard, de cet événement ?

A.H.S. : Les conséquences géostratégiques et politiques du 11-Septembre, et surtout de la réponse américaine au 11-Septembre, n’ont pas encore été toutes analysées ni prises en compte. Les interventions militaires qui ont suivi le 11-Septembre, au lieu d’exporter de la stabilité, ont au contraire importé l’insécurité et le terrorisme en Europe et dans une moindre mesure aux Etats-Unis. L’effet boomerang de ces interventions se manifeste au travers de la montée en puissance de groupes comme l’Etat islamique et de la crise des réfugiés.

E.V. : Je pense que finalement, on comprend au contraire moins bien cet événement, quinze ans plus tard. Le 11-Septembre a changé la façon dont les Américains voient la violence et la violence terroriste. Depuis 2001, 400 000 personnes sont mortes par arme à feu aux Etats-Unis. Et les actes terroristes dits islamistes sont relativement mineurs par rapport aux autres actes. Il y a beaucoup d’attentats écologistes aux Etats-Unis par exemple, dont on parle très peu, qui ne font pas de morts mais qui font beaucoup de dégâts. Les attentats d’extrême droite sont d’une rare violence et ne sont d’ailleurs pas tous comptabilisés comme des « attentats terroristes ».

Donc on est tombé dans un registre émotionnel d’appréhension de l’islam et de la violence au nom d’un islam. Ce qui fait qu’on a créé une sorte de loupe pour regarder ces événements, l’étranger ou l’extranéité. Cela a complètement déformé la vision que l’on a de la réalité américaine. J’ai l’impression que le 11-Septembre a changé la lentille que l’on applique pour regarder ces événements. En retour, cette crispation que cela a générée, a affecté la communauté musulmane. On a un certain nombre d’études qui disent que le hijab est beaucoup plus porté aux Etats-Unis depuis le 11-Septembre, non pas de manière revendicative, mais de manière protectrice, parce que nécessairement quand vous êtes mis à l’index et, parfois agressés, au moins verbalement, vous allez vous replier sur votre communauté. C’est vraiment la crispation identitaire, de part et d’autre, qui est la résultante de cela, et donc une plus mauvaise compréhension et un melting pot moins efficace, un rêve américain qui fonctionne moins bien.
rfi.fr

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