Une voie pour sauver les enfants talibés mendiants – Par Kadialy DIAKHITE

NB : Cette chronique a été publiée pour la première fois en Mars 2014 dans plusieurs médias sénégalais. Elle reste d’actualité au moment où se déroule l’opération de retrait des enfants mendiants de la rue à Dakar.

La mendicité des enfants au Sénégal est de nouveau sous les projecteurs de l’actualité avec le rapport que vient de publier Human Rights Watch. Tout le monde, ou presque, est choqué par la situation des enfants talibés mendiants, y compris ceux qui croient encore aux vertus de formation et de formatage de l’homme mature et sage qui motivaient et devraient encore motiver cette pratique.
Les sociologues ont analysé le phénomène sous divers angles. Des pesanteurs et des contraintes sociales, économiques, environnementales, religieuses, mystiques, psychologiques et pédagogiques ont été identifiées. Le législateur a pris des mesures, notamment sous forme de loi. La société civile s’active à lui donner un visage plus humain, des acteurs de l’école coranique aussi. Les enfants talibés mendiants n’en finissent pas moins d’augmenter en nombre. Le phénomène heurte la conscience des uns et fait le bonheur des autres, dans la compassion, l’indifférence ou la complicité des fois.

Il y a sans doute une puissante et redoutable raison silencieuse nommée « tabou » qui brave et nargue tous ceux qui veulent en finir avec ce phénomène dans ses aspects négatifs. Il incombe à l’Etat, la responsabilité de gouverner le pays, d’organiser, d’encadrer et de réguler l’activité de l’ensemble des acteurs de la vie publique, pour un mouvement harmonieux vers le développement. A ce titre l’effort de recherche d’une solution définitive à ce phénomène doit se poursuivre, vigoureusement et courageusement mais avec souplesse, en y impliquant tout le monde. A cet égard, des faits historiques et sociologiques peuvent être évoqués ici, pour tenter de mieux comprendre la persistance de ce phénomène dont la qualification ne fait pas encore, malgré tout, l’unanimité.

Le Sénégal, comme beaucoup d’autres pays en Afrique subsaharienne a connu deux formes de colonisation. Il y a la colonisation franco-chrétienne, sur laquelle beaucoup semble plutôt se focaliser, en oubliant la colonisation arabo-musulmane qui a précédée, plus subtile, et qui s’est poursuivie concomitamment, en subissant une domination formelle et non moins réelle. Ces deux systèmes coloniaux sont arrivés par des voies et des démarches propres. Ils se sont incrustés avec des moyens et des instruments divers adaptés à leurs desseins, dans la société sénégalaise qui résistait avec ses propres croyances et valeurs. La colonisation arabo-musulmane, mettant à profit son antériorité, a pu se reposer beaucoup plus sur des leviers culturel et religieux notamment, pour garantir sa pérennité, face à une administration coloniale française qui s’est révélée plus déterminante dans la gestion de la cité et des hommes.

Pour faire un raccourci, retenons que la colonisation franco-chrétienne a installé, puis légué au Sénégal, l’école publique laïque en français, gérée par l’Etat avec des deniers publics ou en mettant sous sa tutelle des acteurs privés. Cette école est au service à la fois des chrétiens, des musulmans et autres croyants, composant la nation. L’école francophone dispense des enseignements dans tous les domaines, pour former les hommes à tirer profit de la vie. Elle est animée par plusieurs enseignants de diverses spécialités. Mais en même temps, la langue française donne un accès direct à la religion chrétienne, à travers la Bible écrite dans cette langue. La langue française est aussi un legs colonial, devenue langue officielle et de travail du pays après l’indépendance. Cette école francophone a toujours été considérée, à tord ou à raison, comme une rivale dangereuse et néfaste contre laquelle se défendaient et se défendent encore l’école coranique et les marabouts, pour protéger l’islam.

A l’opposé, la colonisation arabo-musulmane a installé et légué au Sénégal, non pas une madrasa publique gérée par une institution publique, avec des deniers publics, mais un système limité à l’initiative privée du marabout, pour dispenser l’enseignement du Coran dans l’enceinte de sa maison. D’où le terme « dahra », qui en arabe signifie domicile, demeure ou maison, adopté au Sénégal pour désigner cette forme d’enseignement qui s’identifie au marabout comme « dahra sérigne diw » ou plus explicitement, le domicile ou la maison de tel marabout enseignant. L’enseignement au dahra est dispensé en arabe qui n’est ni la langue officielle, ni la langue de travail encore moins celle commerciale au Sénégal. Cette langue reste confinée dans des cercles fermés ou d’initiés au coran.

Le « dahra » ainsi identifié, est assimilé à un lieu où s’effectue l’enseignement religieux, sur la base du Coran. D’où également son appellation d’école coranique. Il est donc considéré comme une école strictement religieuse. Le marabout, maître de l’enseignement du Coran, travaille ainsi donc pour la connaissance, l’expansion et la perpétuation de l’islam. Une œuvre de piété qui n’est pas monnayable. Le marabout n’est pas et ne peut être rémunéré par l’homme pour sa dévotion d’enseignant. Tout comme l’apprenant, le parent qui confie sa progéniture au marabout, pour son instruction et son éducation religieuse, fait acte de piété et ne peut trouver ici bas de quoi payer les services rendus, dont la valeur ne peut être appréciée que par ALLAH.

Ainsi tout ce qui est vécu au dahra, l’est sous la coupe de DIEU et relève de la volonté divine. Le vécu au dahra consacre la dévotion à DIEU. D’où la sacralisation à la fois de l’enseignement, du marabout enseignant et du dahra. C’est pourquoi confier des talibés à un dahra n’est perçu ni comme un abandon, ni une fuite de responsabilité des parents. C’est également une œuvre de piété que de soutenir l’effort de vivification de l’islam qu’entreprend le marabout avec son dahra, par des dons en nature, surtout sous la forme alimentaire et vestimentaire. Ce soutien est fait à l’islam et non au maître coranique. Les contributions peuvent aussi être sous forme d’approvisionnement du dahra en bois morts, sources d’énergie pour l’éclairage lors des séances d’enseignement nocturnes. Ces bois servent aussi de charpentes pour la construction d’abris pour les cours et l’aménagement d’espaces de prière, notamment en termes de Mosquée.

L’islam veut que le marabout soit un homme actif qui gagne sa vie et entretien sa famille à la sueur de son front. Les apprenants-talibés étant en régime d’internat au domicile du marabout, ils sont également intégrés à la famille de ce dernier. Sa bonne réputation d’enseignant peut entrainer l’accroissement du nombre de ses disciples, de telle sorte que les contributions peuvent varier d’origine, de nature, de forme et de dimension. Cet effort de contribution peut émaner de sympathisants, d’admirateurs et naturellement des parents des apprenants talibés.

Ces talibés s’investissent d’ailleurs dans des travaux générateurs de ressources nécessaires à la vie du Dahra. Une manière également de faire leur apprentissage de la vie. A une certaine époque, la mendicité y était perçue comme un brise-orgueil, afin de cultiver l’humilité. Ainsi des dons encore plus importants et des travaux collectifs sont entrepris pour répondre à l’accroissement des besoins d’entretien du dahra. Ce qui bénéficie naturellement au marabout du dahra et à sa famille.

Les champs collectifs en milieu rural ont été les formes de contribution les plus observées au Sénégal. Cependant, avec la monétisation de l’économie, des ressources monétaires tirées des activités rurales ont également pris la direction des dahras, dont les surplus ont favorisé la croissance, la prospérité et l’influence de certains. Les activités diversifiées des sources de soutien ont à leur tour fini de donner une envergure sociale à ces dahras et à leurs marabouts.

Tous les petits dahras disséminés à travers le pays s’inspirent de ces grands dahras prospères et aspirent à un tel développement. Cette source d’émulation fait partie des freins à l’éradication de la mendicité au plus bas niveau. Certains marabouts ont trouvé l’aubaine dans la volonté de l’Etat et de certaines ONG de contribuer à la modernisation des dahras. Ceci fait partie des raisons déjà identifiées par les observateurs et les sociologues et qui poussent les marabouts vers les grandes villes, pour y organiser la mendicité des enfants, qui ne servent plus qu’à assurer la subsistance à leurs marabouts, à défaut de les enrichir. Du coup, ils attirent l’attention des promoteurs de dahras modernes.

L’évolution historique et sociologique du Sénégal musulman a révélé des mutations qui ont démontré que l’école laïque française et l’école coranique ne sont ni rivales, ni ennemies encore moins incompatibles. Leur association, voire leur fusion permettrait de répondre efficacement, au besoin de formation et d’éducation religieuse des musulmans ainsi que d’enseignement et d’éducation classique en français. Cela peut se faire sans gêner pour autant le catéchisme déjà pratiqué pour les chrétiens dans des écoles, en marge des cours normaux destinés à tous.

L’anglais est maintenant introduit à l’école dés la maternelle, à cause de la globalisation de son utilisation et de son utilité. L’arabe est d’une utilité indiscutable pour le musulman sénégalais, parce qu’il lui permet un meilleur accès au Coran, aux Hadiths et à tous les écrits sur l’islam. Ce qui lui permet de parfaire sa formation et son éducation religieuse avec sa propre capacité de compréhension et d’analyse le mettant à l’abri de toute manipulation malveillante.

Il convient d’introduire l’arabe, de la maternelle à l’université, en lui donnant toute la place et le poids qu’il faut, plus que naguère. Car, l’arabe, en tant que langue, au-delà de l’étude du Coran, est un instrument d’acquisition du savoir et du savoir faire qui élargie la culture de son utilisateur. Du coup, au lieu d’avoir des diplômes arabe et français dans un pays ou la langue officielle de travail est le français, il n’y aura plus qu’un seul diplôme valable, valide et reconnu dont le détenteur, musulman bien imprégné de sa religion et maîtrisant les deux langues, peut les faire valoir partout au Sénégal et dans le monde.

La suppression de deux systèmes éducatifs parallèles, à travers leur fusion en un seul, pris en charge et géré par l’Etat pour tous est parfaitement faisable, au Sénégal. C’est une voie à explorer pour l’éradication de la mendicité des enfants scolarisables et scolarisés et mettre fin à l’atmosphère de rivalité et de méfiance dans lequel les deux systèmes ont vécus jusqu’ici. Les écoles coraniques ont d’ailleurs indiqué la voie, à travers l’adaptation et la mise en conformité de leurs programmes d’enseignement avec ceux de l’école classique en français. Ces écoles coraniques réclament aussi leur prise en compte dans le taux de scolarisation du Sénégal et la reconnaissance des diplômes qu’elles délivrent dorénavant.

Quoi de plus logique qu’il n’y ait plus qu’un seul système éducatif qui prenne en compte, à la fois, les besoins et les préoccupations des citoyens chrétiens, musulmans et d’autres croyances, par l’Etat. La puissance publique, en mettant tout le monde sous son administration directe ou sous sa tutelle, assure ainsi le financement, la régulation, la sécurité et le succès de tous. Jusque là, les chrétiens ont pu bénéficier du catéchisme dans la sérénité, sans être gênés par les musulmans. Il en sera de même pour ces derniers dans leur quête d’une bonne éducation islamique. Sauver les enfants talibés de la mendicité vaut bien des sacrifices et des violences sur soi, dans tous les segments de la société sénégalaise, sans exclusive.

Car il faut le noter, des instituts islamiques spécialisés en théologie pourront continuer d’exister et recevoir, en provenance des écoles classiques, des étudiants déjà bien armés d’une langue arabe maitrisée qui leur facilitera les études approfondies et les spécialisations à y mener. Il ne sera fait aucun reproche à l’Etat de se substituer aux marabouts soucieux de la perpétuation du message divin contenu dans le Coran et de la vulgarisation des Hadiths. Leur domaine de compétence sera réservé en théologie. Dès lors, l’islam sénégalais reposera sur une connaissance maîtrisée bien partagée, à partir des écrits accessibles à tous et soustrait à l’emprise d’une traduction orale aléatoire, sujette aux altérations du bouche à oreille, appelé « waraaté », généralement plus répandu au Sénégal.

Kadialy DIAKHITE, journaliste écrivain

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