Mort de Zaha Hadid, la lionne faite architecte

L’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid est morte, jeudi 31 mars à Miami, victime d’une crise cardiaque. Elle était hospitalisée pour une bronchite. Zaha Hadid avait 65 ans et, après de nombreux autres honneurs, elle avait reçu la médaille d’or décernée par l’Institut royal des architectes britanniques (RIBA). « Zaha Hadid est une force formidable et influente à l’échelle mondiale en matière d’architecture », avait alors souligné Jane Duncan, la présidente du RIBA, qualifiant son travail d’« extrêmement expérimental, rigoureux et exigeant ».

Après s’être imposée dans le monde entier, appelée à construire sur tous les continents, elle vivait une période plus difficile. Première femme, et première musulmane, à avoir reçu le prestigieux Pritzker Prize, en 2004, elle venait de se voir recalée pour son projet de stade olympique à Tokyo. Véritable star, elle était suivie de près par les média. Elle avait fait ainsi l’objet de vives attaques pour des propos qu’elle aurait tenus sur les ouvriers morts sur les chantiers lancés pour la coupe du monde 2022 au Qatar.

Le projet de Zaha Hadid pour le stade olympique des JO de Tokyo en 2020.

Statut de pop-star

Née en 1950 à Bagdad, en Irak, son éducation aurait d’abord été confiée à des religieuses françaises, ce qui ne transparaissait guère, ni dans son usage de la langue de Molière, ni dans la carrière fantasque et fantastique de cette femme au statut de pop-star, au physique fellinien, à la voix sombre et chaude. En 1960, son père, Muhammad Hadid, riche industriel et politicien libéral, l’envoie en Suisse avec ses deux frères. D’où elle repart bientôt pour commencer des études de mathématiques à Beyrouth. Comment imaginer alors qu’une femme puisse devenir architecte ? L’idée n’est pas incongrue à la prestigieuse école de l’Architectural Association (AA), à Londres, « l’Académie des Frankenstein », pour le prince Charles, défenseur d’une très classique urbanité. En 1972, Zaha Hadid s’y choisit comme professeur et maître à penser Rem Koolhaas, qui, lorsqu’elle obtiendra son diplôme en 1977 parlera d’elle comme d’une « planète à l’inimitable orbite ». Il dira plus tard de son travail : « Ce qu’il y a d’unique dans son œuvre, c’est la combinaison d’une énergie énorme, et d’une infinie délicatesse. » Elle-même définit ainsi son mouvement spatial : « Je me suis sentie limitée par la pauvreté du traditionnel principe de dessin architectural et j’ai recherché de nouveaux moyens de représentation », dit à l’occasion la femme architecte, qui ne répondait d’ordinaire que par oui ou par non.

Parallèlement à sa carrière d’architecte, Zaha Hadid avait enseigné dans les plus prestigieuses institutions internationales, dispensant son savoir à l’Association d’architecture, à l’Ecole supérieure de design de l’université Harvard (USA), à l’Ecole d’architecture de Chicago, ou à l’université des Arts appliqués de Vienne… Se faisant alors théoricienne, elle se montrait peut-être moins laconique. On retiendra d’elle des sentences comme « l’architecture est d’avant-garde lorsqu’elle est tournée vers les usagers, qui sont trop souvent oubliés ». Ou : « Une architecture d’avant-garde transforme l’espace public en espace civique. »

Petite fille énervée des suprématistes russes

Du nouveau musée d’art contemporain de Rome (le MAXXI), ouvert en 2010, à l’opéra de Canton, inauguré le 25 février 2011 ; de Cardiff – encore un opéra– à l’usine BMW de Leipzig ; de Cincinnati (encore un centre d’art) à Manchester (une salle de concert), Zaha Hadid, dont les volumes suscitaient inquiétude ou horreur jusqu’à la fin du XXe siècle, a imposé sa vision de l’architecture à peu près partout, même en Angleterre, sa seconde patrie, qui avait commencé à l’accepter longtemps après Bâle, Strasbourg, Pékin, Séoul, Taïwan, Naples, Milan, Barcelone, Rabat, et, en France, Montpellier (centre administratif Pierres vives) et Marseille (tour CMA-CGM). Paris l’ignorait – à l’exception du pavillon Chanel, venu de Londres et remonté au pied de l’Institut du monde arabe – ce qui n’a pas empêché l’inévitable éclosion de quelques sous-produits plus ou moins inspirés des galbes de Zaha Hadid, machines molles parfois réunies par la critique sous l’appellation d’« école Zorglub », d’après le personnage de BD joliment décrit par Wikipédia comme une « délirante modernisation du classique savant fou.» Zaha Hadid était un peu délirante, sûrement moderne, certainement pas folle.

Le MAXXI de Rome en mai 2010.

En vérité, ses dessins, éclatés, déchirés, rassemblés, colorés sur fond noir font d’elle une artiste conceptuelle, petite fille énervée des suprématistes russes, qu’on imagine mal passer des murs d’une galerie aux trois dimensions de l’architecture.

Si l’on avait pu faire d’elle une des principales figures du déconstructivisme, un courant qui refuse l’ordre linéaire de l’architecture moderne, son style reposait très librement sur l’utilisation de lignes tendues et de courbes forcées, de formes pointues et de plans superposés qui donnaient à ses créations complexité et légèreté.

Caractère terrible

Illustre provocateur lui-même, maître à penser de la scène urbaine internationale, visionnaire adulé des uns et détestés des autres, grand découvreur de talents susceptibles de lui être confrontés, Koolhaas avait fait d’elle une des collaborateurs de l’OMA, l’Office for Metropolitan Architecture, l’agence qu’il a fondée avec Elia Zenghelis en 1975 à Rotterdam. Mais Zaha Hadid devait se séparer de son mentor dès 1979 pour créer sa propre agence. Et apprendre à manger de la vache enragée qu’elle faisait partager à un entourage principalement mâle, et soumis.

La femme ressemblait à son œuvre : un physique improbable, tripartite, comme on dit des colonnes ou des gratte-ciel de l’entre deux-guerres, et qu’elle assumait superbement. Deux jambes sous-dimensionnées par rapport à un buste taurin, posées sur des chaussures volontiers fantaisistes. Le tout était surmonté d’une tête empruntée à quelque déesse d’Asie mineure. Chevelure abondante, visage étonnamment expressif encadrant des yeux aussi propres à jeter des éclairs qu’à prodiguer passion, humour et une forme de tendresse pour les lions des arènes. Surtout lorsqu’ils s’étaient éloignés d’elle, ses collaborateurs (il sont désormais plus de quatre cents dans l’agence), lui prêtaient un caractère terrible qui ne supportait pas les ratés. Ses clients apprenaient vite à accepter son intransigeance, et à supporter ses caprices. La presse, elle, poireautait des heures durant en attendant un entretien pourtant soigneusement fixé. A bien y regarder cependant, ce comportement dilatoire par rapport aux mots semble relever d’une forme de timidité, qu’on retrouve aussi chez Koolhaas : comment éviter d’exprimer des pensées qui seront gravées dans le marbre quand vos idées sont par essence changeantes et profondément liées aux intuitions du dessin, de la main ?

Une gestuelle sensible et sensuelle

Depuis 1988, Zaha Hadid était parvenue à contourner le problème : elle avait pris comme principal partenaire de l’agence qui porte son nom, l’architecte, professeur et théoricien Patrik Schumacher. Son discours est l’un des plus austères qui se puissent rencontrer, auprès duquel les pensées de Schopenhauer ou de Derrida semblent d’aimables bavardages. Grand inventeur de néologisme, il a récemment épaté la biennale de Venise avec le concept de « parametricime », nouveau style architectural, propre à définir celui de Zaha Hadid. « Après le modernisme, le post-modernisme et de déconstructivisme », il « vise à créer des champs permettant d’exprimer la complexité, un urbanisme polycentrique et une architecture dont les couches soient à la fois denses et continuellement différenciées ». Schumacher a également enseigné à l’Architectural Association et est couramment traduit en chinois. En fait de style, il s’agit d’abord de faire avaler aux ordinateurs des paramètres, formels, techniques, humains, qui leur sont peu familiers pour recueillir à la sortie des modèles constructifs bien éloignés des canons de l’Antiquité.

Peut-être est-cela, Zaha Hadid, mais au-delà des mots, son aventure architecturale semble plus proche d’une gestuelle sensible et sensuelle que d’un programme théorique, si subtil soit-il.

La piscine olympique de Londres.

Cette aventure avait commencé étrangement sur les marches orientales de la France. Après deux essais décoratifs à Londres et à Sapporo, elle construit en 1994 la caserne de pompiers des usines de meuble Vitra à Weil-am-Rhein en Allemagne. Spectaculaire, l’édifice commandé par Rolf Fehlbaum, PDG de Vitra et grand collectionneur d’architecture, donnait cependant le mal de mer aux soldats du feu, et avait été converti depuis en présentoir à meubles et en bureaux. A Strasbourg, en 2001, elle dessine le terminus de tramway de Hoenheim, à la fois édifice et occupation urbaine, dont les pieds déjantés, comme ceux de Vitra, ont d’abord inquiété le public qui, ici comme ailleurs, s’y est finalement fait. Le vocabulaire plastique de Hadid était peu à peu entrée dans les images tolérées, puis acceptées, aimées enfin comme le sont ceux de Frank Gehry, autre Pritzker Prize, et de tous les architectes « formalistes ». Pour Zaha Hadid, le Pritzker était arrivé en 2004, et depuis les commandes ont afflué selon une courbe exponentielle. A l’instar des grands noms de la mode et du cinéma, elle était désormais traitée en star. On l’appelait aussi la « diva », ce qui avait le don de l’exaspérer. Ses fans le savaient, qui l’ont accueillie un jour avec des T-shirts portant l’inscription « Me traiterait-on de Diva si j’étais un mec ? »

Hadid aura appartenu à un moment particulier de l’architecture qui permet à la construction d’échapper, au moins en apparence, à la tyrannie de la pesanteur et aux impératifs de l’angle droit. L’informatique, autant que les nouveaux matériaux, ont rendu possibles des projets et des formes qui seraient naguère passés pour des insultes à la raison. Les formes que l’architecte anglo-irakienne imaginait ont ainsi pu passer du rêve à la réalité grâce aux travaux d’ingénieurs tels que Cédric Price (1934–2003), rencontré au début de sa carrière, ou à ceux de l’agence Arup. En 1955, après le Poème de l’angle droit, suite de lithographies publiée en 1955 par Le Corbusier, voici donc advenu, avec Zaha Hadid et quelques autres architectes, le temps des poètes de l’espace courbe, dans le droit fil, après tout, des théories d’Einstein

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